A
l’occasion du centenaire de la Révolution d’Octobre, nous reproduisons
ci-dessous l’excellent texte de 1928 du dirigeant bolchévik Christian
Rakovsky, « Les dangers professionnels du pouvoir ». Celui-ci a été l’un
des textes les plus importants de l’Opposition de Gauche pour analyser
la dégénérescence bureaucratique de l’Union Soviétique.
Christian Rakovsky dans ce texte de 1928 fait une analyse
sur la dégénérescence bureaucratique de l’Union Soviétique. Et cela
aussi bien au sein de l’appareil d’État que dans le parti Bolchevik.
Cette courte analyse était pour Léon Trotsky ce qui avait « été écrit de
mieux sur ce sujet ».
L’un des points sur lesquels Rakovsky s’appuie pour analyser la
bureaucratisation de l’URSS c’est l’accroissement des inégalités
sociales, liées à la fonction de l’individu dans l’appareil : « Dans un
État prolétarien, où l’accumulation capitaliste est interdite aux
membres du parti dirigeant, cette différenciation commence par être
fonctionnelle, par la suite elle devient sociale. Je ne dis pas de
classe, mais sociale. Je pense ici à la position sociale d’un communiste
qui dispose d’une voiture, d’un bon appartement, de vacances
régulières, et qui perçoit le salaire maximum autorisé par le parti. Sa
position diffère de celle du communiste qui travaille dans les mines de
charbon et qui reçoit un salaire de 50 à 60 roubles par mois ».
Rakovsky évoque ensuite les contradictions que la prise du pouvoir ouvre pour la nouvelle classe arrivée au pouvoir. La classe arrivée au pouvoir doit apprendre à gouverner. Cela est évidemment vrai aussi pour la classe ouvrière qui n’a pas l’expérience de gouverner mais cela s’était posé aussi pour la bourgeoisie révolutionnaire en France en 1789.
C’est à partir de là que Rakovsky fait un parallèle entre la dégénérescence du régime jacobin et la dégénérescence bureaucratique en URSS. Lors de la révolution bourgeoise une fraction de cette classe, « une oligarchie dirigeante faite de fonctionnaires » selon ses mots, s’est spécialisée et séparée de la classe dirigeante, « des fissures s’y produisirent qui allaient se transformer en gouffres béants sous la pression accrue de la contre-révolution. Cette contradiction eut pour résultat d’engendrer une lutte dans les rangs même de la classe dominante ».
Cette évolution a vu peu à peu les éléments les plus à gauche du régime jacobin être supprimés et l’activité révolutionnaire des masses limitée jusqu’à la faire disparaître également.
Cependant, pour Rakovsky « il serait ridicule d’attribuer [à] la chute de Robespierre (…) la défaite de la démocratie révolutionnaire (…) Mais il accéléra, sans aucun doute, l’action d’autres facteurs. Parmi ceux-ci, le plus déterminant tenait aux difficultés de ravitaillement dues, en grande partie, à deux années de mauvaises récoltes (et aux perturbations engendrées par la transformation de la grande propriété féodale en petite exploitation paysanne) et au fait que, face à une hausse constante des prix du pain et de la viande, les Jacobins ne voulurent pas, au début, recourir à des mesures administratives pour réprimer l’avidité des paysans riches et des spéculateurs ».
En URSS, les inégalités sociales et la misère, à l’image de ce qui se passait en France à la fin du XVIII siècle, alimentaient le mécontentement des ouvriers. L’attitude mensongère et méprisante de la bureaucratie stalinienne à son tour ne faisait qu’alimenter cette haine ouvrière et en même discréditait la dictature du prolétariat. Ainsi, « Molotov peut, aussi souvent qu’il le voudra, mettre un signe d’égalité entre la dictature du prolétariat et notre État avec ses déformations bureaucratiques (…) Ce faisant il ne réussit qu’à discréditer la dictature du prolétariat sans désarmer le légitime mécontentement des ouvriers ».
Le texte de Rakovsky est très riche et son analyse très profonde sur les causes profondes de la dégénérescence de la révolution. Dans son excellent travail sur la dégénérescence de l’URSS, « La révolution trahie », Léon Trotsky fait une revendication importante du texte de Rakovsky, le citant à plusieurs reprises.
Trotsky et Rakovsky étaient amis depuis longtemps. Ce denier était bulgare et avait joué un rôle fondamental dans la fondation de la social-démocratie en Roumanie et en Bulgarie. Trotsky parle de lui également dans ses textes sur les guerres balkaniques de 1912-1913.
Rakovsky évoque ensuite les contradictions que la prise du pouvoir ouvre pour la nouvelle classe arrivée au pouvoir. La classe arrivée au pouvoir doit apprendre à gouverner. Cela est évidemment vrai aussi pour la classe ouvrière qui n’a pas l’expérience de gouverner mais cela s’était posé aussi pour la bourgeoisie révolutionnaire en France en 1789.
C’est à partir de là que Rakovsky fait un parallèle entre la dégénérescence du régime jacobin et la dégénérescence bureaucratique en URSS. Lors de la révolution bourgeoise une fraction de cette classe, « une oligarchie dirigeante faite de fonctionnaires » selon ses mots, s’est spécialisée et séparée de la classe dirigeante, « des fissures s’y produisirent qui allaient se transformer en gouffres béants sous la pression accrue de la contre-révolution. Cette contradiction eut pour résultat d’engendrer une lutte dans les rangs même de la classe dominante ».
Cette évolution a vu peu à peu les éléments les plus à gauche du régime jacobin être supprimés et l’activité révolutionnaire des masses limitée jusqu’à la faire disparaître également.
Cependant, pour Rakovsky « il serait ridicule d’attribuer [à] la chute de Robespierre (…) la défaite de la démocratie révolutionnaire (…) Mais il accéléra, sans aucun doute, l’action d’autres facteurs. Parmi ceux-ci, le plus déterminant tenait aux difficultés de ravitaillement dues, en grande partie, à deux années de mauvaises récoltes (et aux perturbations engendrées par la transformation de la grande propriété féodale en petite exploitation paysanne) et au fait que, face à une hausse constante des prix du pain et de la viande, les Jacobins ne voulurent pas, au début, recourir à des mesures administratives pour réprimer l’avidité des paysans riches et des spéculateurs ».
En URSS, les inégalités sociales et la misère, à l’image de ce qui se passait en France à la fin du XVIII siècle, alimentaient le mécontentement des ouvriers. L’attitude mensongère et méprisante de la bureaucratie stalinienne à son tour ne faisait qu’alimenter cette haine ouvrière et en même discréditait la dictature du prolétariat. Ainsi, « Molotov peut, aussi souvent qu’il le voudra, mettre un signe d’égalité entre la dictature du prolétariat et notre État avec ses déformations bureaucratiques (…) Ce faisant il ne réussit qu’à discréditer la dictature du prolétariat sans désarmer le légitime mécontentement des ouvriers ».
Le texte de Rakovsky est très riche et son analyse très profonde sur les causes profondes de la dégénérescence de la révolution. Dans son excellent travail sur la dégénérescence de l’URSS, « La révolution trahie », Léon Trotsky fait une revendication importante du texte de Rakovsky, le citant à plusieurs reprises.
Trotsky et Rakovsky étaient amis depuis longtemps. Ce denier était bulgare et avait joué un rôle fondamental dans la fondation de la social-démocratie en Roumanie et en Bulgarie. Trotsky parle de lui également dans ses textes sur les guerres balkaniques de 1912-1913.
Rakovsky sera exécuté par le stalinisme en 1941. Quelques
années avant sa mort, le stalinisme le poussera à renier ce qu’il avait
écrit en 1928. Mais comme le signalera Trotsky dans la Révolution
Trahie : « Il est vrai que Rakovsky, brisé par la répression
bureaucratique, a par la suite renié ses critiques. Mais le
septuagénaire Galilée fut contraint, dans les tenailles de la Sainte
Inquisition, d’abjurer le système de Copernic, ce qui n’empêcha pas la
terre de tourner. Nous ne croyons pas à l’abjuration du sexagénaire
Rakovsky, car il a lui-même fait plus d’une fois l’analyse impitoyable
d’abjurations de ce genre. Mais sa critique politique a trouvé dans les
faits objectifs une base beaucoup plus sûre que dans la fermeté
subjective de son auteur ».
Les dangers professionnels du pouvoir
Lettre à Grigori B. Valentinov, journaliste membre de l’Opposition de
Gauche, alors déporté. Traduction établie à partir de l’édition russe
du Bulletin de l’Opposition (bolcheviks-léninistes) n° 6.
Cher camarade Valentinov,
Dans vos Réflexions sur les masses datées du 9 juillet, en soulevant
la question de "l’activité" de la classe ouvrière vous abordez un
problème-clé, celui de savoir comment conserver au prolétariat son rôle
dirigeant dans notre Etat. Bien que toutes les revendications de
l’Opposition tendent précisément vers ce but, je suis d’accord avec vous
que tout n’a pas été dit sur cette question. Jusqu’à présent, nous
l’avons toujours examinée en liaison avec l’ensemble du problème de la
prise et de la conservation du pouvoir politique, alors que, pour
l’éclairer davantage, il eût fallu lui réserver un sort particulier, la
traiter comme une question spécifique et à part entière, caractère qu’en
fait les événements se sont eux-mêmes chargés de lui donner.
L’Opposition a, en temps voulu, sonné l’alarme devant l’effroyable
déclin du militantisme des masses travailleuses et leur indifférence
croissante envers la destinée de la dictature du prolétariat et de
l’Etat soviétique, et ce fait restera à jamais son mérite vis-à-vis du
parti.
Dans le déferlement actuel de manifestations d’un arbitraire sans
précédent, le fait le plus caractéristique, et qui en constitue le
principal danger, tient précisément à cette passivité des masses
(passivité plus grande encore parmi les communistes que chez les
sans-parti) envers ces actes scandaleux. Des ouvriers en ont été
témoins, mais, par crainte des puissants ou par indifférence politique,
ils les ont laissé passer sans protester ou bien se sont contentés de
ronchonner. Depuis l’affaire de Tchoubarovo (pour ne pas remonter plus
haut) jusqu’aux tout derniers abus de Smolensk, d’Artemovka , etc, on
entend toujours le même refrain "Nous le savions depuis longtemps déjà".
Vols, prévarication, violences physiques, extorsion de fonds, abus de
pouvoir inouïs, arbitraire illimité, ivrognerie, débauche : on parle de
tout cela comme de faits déjà connus, non depuis des mois mais depuis
des années, et que tout le monde tolère sans savoir pourquoi.
Je n’ai pas besoin d’expliquer que quand la bourgeoisie mondiale
vocifère sur les vices de l’Etat soviétique, nous pouvons l’ignorer avec
un tranquille mépris. Nous ne connaissons que trop la "pureté" de mœurs
des gouvernements et parlements bourgeois du monde entier. Mais ce
n’est pas sur eux que nous devons prendre modèle : chez nous, il s’agit
d’un Etat ouvrier.
Aujourd’hui, nul ne peut nier les terribles ravages provoqués dans la
classe ouvrière par son indifférence quant à la marche de la société.
Sous cet aspect, la question des causes de cette indifférence et des moyens pour l’éliminer s’avère essentielle.
Mais cela même nous oblige à la traiter en allant à la racine du
problème, scientifiquement, et à en soumettre toutes les facettes à
l’analyse. Ce phénomène mérite que nous lui accordions la plus extrême
attention.
L’interprétation que vous en donnez est, indiscutablement, correcte :
chacun de nous l’a déjà exposée dans ses interventions et elle a déjà
en partie trouvé son expression dans notre Plate-forme . Néanmoins, ces
explications et les remèdes proposés pour sortir d’une aussi grave
situation ont eu et ont encore un caractère empirique ; ils se réfèrent à
des cas particuliers sans résoudre le fond de la question.
A mon avis, cela provient de ce que cette question est, en soi,
nouvelle. Jusqu’à présent nous avions connu un grand nombre de cas où
l’esprit d’initiative de la classe ouvrière avait faibli, sombré non
seulement dans une apathie petite-bourgeoise généralisée, mais même
reculé jusqu’au stade de la réaction politique. Mais ces exemples nous
étaient apparus en une période où, aussi bien ici qu’à l’étranger, le
prolétariat luttait encore pour la conquête du pouvoir politique.
Nous ne pouvions pas avoir d’exemples de déclin de l’ardeur du
prolétariat à une époque où il aurait déjà le pouvoir, pour la simple
raison que, dans l’histoire, nous nous trouvons pour la première fois
dans un cas où le prolétariat a gardé le pouvoir aussi longtemps.
Jusqu’à présent, nous savions ce qui pouvait arriver au prolétariat,
c’est-à-dire à quelles fluctuations pouvait être soumis son état
d’esprit, quand il était une classe opprimée et exploitée. Mais c’est
maintenant seulement que nous pouvons évaluer, sur la base des faits,
les changements d’état d’esprit d’une classe ouvrière devenue une classe
dirigeante.
Cette position politique (de classe dirigeante) n’est pas exempte de
dangers ; ils sont, au contraire, très grands. Je n’entends pas ici les
difficultés objectives dues à l’ensemble des conditions historiques
(encerclement capitaliste à l’extérieur, pression petite-bourgeoise à
l’intérieur du pays), mais les difficultés inhérentes à toute nouvelle
classe dirigeante, en tant que conséquences de la prise et de l’exercice
du pouvoir lui-même, et de la façon dont on sait ou pas s’en servir.
Vous comprenez que ces difficultés subsisteraient à un degré ou à un
autre même si, un instant, nous admettions le pays uniquement habité par
des masses prolétariennes et son environnement constitué d’États
prolétariens. Ces difficultés, on pourrait les appeler les "dangers
professionnels" du pouvoir.
En effet, la situation d’une classe qui lutte pour la prise du
pouvoir diffère de celle d’une classe qui détient déjà le pouvoir depuis
quelque temps et, répétons-le, j’envisage ici non pas ce qui
différencie ces situations sous l’angle des rapports du prolétariat avec
les autres classes, mais du point de vue des nouveaux rapports qui se
créent dans la classe victorieuse elle-même.
Que représente une classe passant à l’offensive ? Un maximum d’unité
et de cohésion. L’esprit corporatiste, les particularismes, sans parler
de l’intérêt individuel, tout cela passe à l’arrière-plan. L’initiative
est totalement entre les mains mêmes de la masse en lutte et de son
avant-garde révolutionnaire, liée organiquement à cette masse de la
façon la plus intime.
Quand une classe s’est emparée du pouvoir, une certaine partie de
cette classe devient l’agent de ce pouvoir. C’est ainsi qu’apparaît la
bureaucratie. Dans un Etat prolétarien, où l’accumulation capitaliste
est interdite aux membres du parti dirigeant, cette différenciation
commence par être fonctionnelle, par la suite elle devient sociale. Je
ne dis pas de classe, mais sociale. Je pense ici à la position sociale
d’un communiste qui dispose d’une voiture, d’un bon appartement, de
vacances régulières, et qui perçoit le salaire maximum autorisé par le
parti. Sa position diffère de celle du communiste qui travaille dans les
mines de charbon et qui reçoit un salaire de 50 à 60 roubles par mois
(parce que ce dont nous discutons ici, c’est des ouvriers et des
employés, et vous savez qu’on les a classés en dix-huit catégories
différentes ).
Cela a aussi pour effet que certaines des fonctions remplies
autrefois par le parti tout entier, par la classe tout entière, sont
désormais du ressort du pouvoir, c’est-à-dire de quelques personnes
seulement dans ce parti et dans cette classe.
L’unité et la cohésion, auparavant conséquences naturelles de la
lutte de classe révolutionnaire, ne peuvent plus maintenant être
conservées que grâce à tout un système de mesures ayant pour but de
préserver un équilibre entre les différents groupes de cette classe et
de ce parti, et de subordonner ces groupes au but fondamental.
Mais cela constitue un processus long et délicat. Il consiste à
éduquer politiquement la classe dominante, à lui faire acquérir l’art de
prendre en main l’appareil de son Etat, de son parti, de ses syndicats,
de les contrôler et de les diriger.
Je le répète. il s’agit bien là d’une question d’éducation. Aucune
classe n’est venue au monde en possession de l’art de gouverner. Cet art
s’acquiert seulement par l’expérience, en commettant des erreurs et en
tirant les leçons de ses propres fautes. Aucune Constitution soviétique,
fût-elle idéale, ne peut assurer à la classe ouvrière l’exercice sans
obstacle de, sa dictature et de son contrôle de classe si cette classe
ne sait pas utiliser les droits que lui accorde la Constitution.
L’inadéquation entre les capacités politiques d’une classe donnée,
son habileté à gouverner et les formes juridico-constitutionnelles
qu’elle établit à son usage après la prise du pouvoir, est un fait
d’histoire. On peut l’observer dans le développement historique de
toutes les classes, et tout particulièrement dans celui de la
bourgeoisie. La bourgeoisie anglaise, par exemple, livra plus d’une
bataille, non seulement pour remodeler la constitution en fonction de
ses propres intérêts, mais aussi pour pouvoir profiter pleinement et
sans entrave de ses droits, et en particulier de son droit de vote. Le
roman de Charles Dickens, Les aventures de M. Pickwick, comprend bien
des scènes de cette époque du constitutionnalisme anglais où la tendance
dirigeante, assistée de son appareil administratif, renversait dans le
fossé le coche amenant aux urnes les électeurs de l’opposition, afin que
ceux-ci ne puissent arriver à temps pour voter.
Ce processus de différenciation est parfaitement naturel chez la
bourgeoisie triomphante et qui a déjà remporté plus d’un succès. En
effet, prise dans le plus large sens du terme, la bourgeoisie se
présente comme une série de groupements et même de classes économiques.
Nous connaissons l’existence de la grande, de la moyenne et de la petite
bourgeoisies ; nous savons qu’il y a une bourgeoisie financière, une
bourgeoisie commerçante, une bourgeoisie industrielle et une bourgeoisie
agraire. A la suite de certains événements, tels que des guerres et des
révolutions, des regroupements s’effectuent au sein même de la
bourgeoisie ; de nouvelles couches apparaissent, commencent à jouer un
rôle qui leur est propre, comme par exemple les propriétaires et les
acquéreurs de biens nationaux, ceux que l’on appelle les "nouveaux
riches" et qui font leur apparition après chaque guerre tant soit peu
durable. Pendant la révolution française, sous le Directoire, ces
nouveaux riches constituèrent un des facteurs de la réaction.
D’une façon générale, l’histoire de la victoire du Tiers Etat en
France en 1789 est extrêmement instructive. En premier lieu, ce Tiers
Etat était lui-même des plus disparates. Il englobait tous ceux qui
n’appartenaient pas à la noblesse ou au clergé ; il comprenait ainsi non
seulement toutes les variétés de la bourgeoisie, mais également les
ouvriers et les paysans pauvres. Ce n’est que graduellement, après une
longue lutte et des interventions armées répétées, que tout le Tiers
Etat acquit en 1792 la possibilité légale de participer à
l’administration du pays. La réaction politique, qui débuta avant
Thermidor, consista en ceci que le pouvoir commença à passer à la fois
formellement et effectivement dans les mains d’un nombre de citoyens de
plus en plus restreint. Peu à peu, d’abord dans les faits puis
légalement, les masses populaires furent éliminées de la direction du
pays.
Il est vrai que, dans ce cas, la pression de la réaction s’exerça
avant toute chose sur les coutures réunissant ces tissus de classe
différents qui constituaient le Tiers Etat. Il est également vrai que si
l’on examine une fraction particulière de la bourgeoisie, elle ne
présente pas des contours de classe aussi vifs que ceux qui, par
exemple, séparent la bourgeoisie et le prolétariat, c’est-à-dire deux
classes jouant un rôle entièrement différent dans la production.
Mais, pendant la période de déclin de la révolution française, le
pouvoir, en taillant dans le tissu social suivant ses lignes de
différenciation, ne fit pas qu’écarter des groupes sociaux qui, hier
encore, marchaient ensemble et étaient unis par le même but
révolutionnaire ; il désintégra aussi une masse sociale jusqu’alors plus
ou moins homogène. Des suites d’une spécialisation fonctionnelle qui
vit une oligarchie dirigeante faite de fonctionnaires se séparer de
cette classe, des fissures s’y produisirent qui allaient se transformer
en gouffres béants sous la pression accrue de la contre-révolution.
Cette contradiction eut pour résultat d’engendrer une lutte dans les
rangs même de la classe dominante.
Les contemporains de la révolution française, ceux qui y
participèrent et plus encore les historiens de l’époque suivante, furent
préoccupés par la question des causes de la dégénérescence du parti
jacobin.
Plus d’une fois, Robespierre avait mis en garde ses partisans contre
les conséquences que l’ivresse du pouvoir pouvait entraîner. Il les
avait avertis que, détenant le pouvoir, ils ne devraient pas céder à
l’infatuation, en être enflés comme il disait, ou, comme nous le dirions
maintenant, être infectés de "vanité jacobine". Mais, comme nous le
verrons plus loin, Robespierre lui-même contribua largement à désaisir
du pouvoir la petite bourgeoisie s’appuyant sur les ouvriers parisiens.
Nous ne citerons pas ici toutes les indications fournies par les
contemporains concernant les diverses causes de la décomposition du
parti des Jacobins, comme par exemple, leur tendance à s’enrichir, leurs
liens avec les entreprises, leur participation aux contrats sur les
fournitures, etc. Mentionnons plutôt un fait curieux et bien connu :
l’opinion de Babeuf d’après laquelle la chute des Jacobins fut
grandement facilitée par les nobles dames dont ils s’étaient tellement
entichés. Il s’adressait aux Jacobins en ces termes - "Que faites-vous
donc, pusillanimes plébéiens ? Aujourd’hui, elles vous serrent dans
leurs bras, demain elles vous étrangleront !". (Si les automobiles
avaient existé au temps de la révolution française, nous aurions eu
aussi le facteur "harem, automobile", dont le rôle - comme l’a montré le
camarade Sosnovski – ne fut pas négligeable dans la formation de
l’idéologie de notre bureaucratie des soviets et du parti).
Mais ce qui joua le rôle le plus important dans l’isolement de
Robespierre et du Club des Jacobins, ce qui les coupa complètement des
masses ouvrières et petites-bourgeoises, ce fut, outre la liquidation de
tous les éléments de gauche, en commençant par les Enragés d’Hébert et
de Chaumette (et de toute la Commune de Paris en général), l’élimination
graduelle du principe électif et son remplacement par le principe des
nominations.
L’envoi de commissaires aux armées et dans les villes où la
contre-révolution relevait la tête, ou s’y essayait, n’était pas
seulement légitime mais indispensable. Mais quand, petit à petit,
Robespierre commença à remplacer les juges et les commissaires des
différentes sections de Paris qui, jusqu’alors, avaient été élus ; quand
il commença à nommer les présidents des comités révolutionnaires et en
arriva même à substituer des fonctionnaires à toute la direction de la
Commune, il ne pouvait, par toutes ces mesures que renforcer le
bureaucratisme et tuer l’initiative populaire.
Ainsi, le régime de Robespierre, au lieu de développer l’activité
révolutionnaire des masses, déjà bridée par la crise économique et en
particulier par la crise alimentaire, ne fit qu’aggraver le mal et
faciliter le travail des forces antidémocratiques.
Dumas, le président du Tribunal révolutionnaire, se plaignit à
Robespierre de ne pas pouvoir trouver de jurés pour ce tribunal,
personne ne voulant remplir de telles fonctions.
Mais Robespierre fit sur lui-même l’expérience de cette indifférence
des masses parisiennes, le 10 thermidor, quand on lui fit traverser
Paris, blessé et ensanglanté, sans nulle crainte que les masses
populaires interviennent en faveur du dictateur de la veille.
De toute évidence, il serait ridicule d’attribuer la chute de
Robespierre et la défaite de la démocratie révolutionnaire au principe
des nominations.
Mais il accéléra, sans aucun doute, l’action d’autres facteurs. Parmi
ceux-ci, le plus déterminant tenait aux difficultés de ravitaillement
dues, en grande partie, à deux années de mauvaises récoltes (et aux
perturbations engendrées par la transformation de la grande propriété
féodale en petite exploitation paysanne) et au fait que, face à une
hausse constante des prix du pain et de la viande, les Jacobins ne
voulurent pas, au début, recourir à des mesures administratives pour
réprimer l’avidité des paysans riches et des spéculateurs. Et quand,
sous l’impétueuse pression des masses, ils se décidèrent enfin à faire
voter la loi du maximum, celle-ci, dans les conditions de la liberté du
marché et de la production capitaliste, ne pouvait être qu’un palliatif.
Passons maintenant à la réalité dans laquelle nous vivons. Je tiens
pour avant tout nécessaire d’indiquer que, lorsque nous employons des
expressions comme "le parti" et "les masses", nous ne devrions pas
perdre de vue le contenu que l’histoire des dix dernières années a mis
dans ces termes.
Ni la classe ouvrière ni le parti ne sont plus ni physiquement ni
moralement ce qu’ils étaient voici une dizaine d’années. Je ne pense
guère exagérer quand je dis que le membre du parti de 1917 aurait peine à
se reconnaître en celui de 1928.
Un changement profond a eu lieu dans l’anatomie et dans la physiologie de la classe ouvrière.
A mon avis, il est nécessaire de concentrer notre attention sur
l’étude des modifications survenues tant dans les tissus que dans leurs
fonctions. L’analyse de ces changements aura à nous montrer la façon de
sortir de la situation ainsi créée.
Je ne prétends pas le faire, en tout cas dans cette lettre ; je me bornerai à quelques remarques.
En parlant de la classe ouvrière il faudrait trouver une réponse à toute une série de questions, par exemple :
• Quelle est la proportion d’ouvriers employés actuellement dans
notre industrie qui y sont entrés après la révolution, et quelle est la
proportion de ceux qui y travaillaient auparavant ?
• Quelle est la proportion de ceux qui ont participé autrefois au mouvement révolutionnaire, à des grèves, ont été déportés, emprisonnés, ont pris part à la guerre civile ou combattu dans l’Armée rouge ?
• Quelle est la proportion d’ouvriers employés dans l’industrie qui y travaillent sans interruption ? Combien d’entre eux n’y travaillent que provisoirement ?
• Dans l’industrie, quelle est la proportion d’éléments semi-prolétariens, semi-paysans, etc ?
Si nous descendons et pénétrons dans les profondeurs même du
prolétariat, du semi-prolétariat, et plus largement des masses
travailleuses, nous tomberons sur des pans entiers de la population dont
il est à peine question chez nous. Je ne veux pas parler ici uniquement
des chômeurs (un phénomène constituant un danger toujours croissant que
l’Opposition a, en tout cas, clairement indiqué), mais des masses
réduites à la pauvreté ou à demi-paupérisées, subsistant grâce aux aides
dérisoires de l’Etat, et qui se trouvent à la limite de la misère, du
vol et de la prostitution.
Nous ne pouvons pas imaginer comment et quels gens vivent parfois à
peine à quelques pas de nous. Il arrive à l’occasion qu’on se heurte à
des phénomènes dont on n’aurait même pas pu soupçonner l’existence dans
un Etat soviétique et qui donnent l’impression que l’on voit
soudainement s’ouvrir un abîme. Bien sûr, cela existait déjà auparavant.
Il ne s’agit pas de plaider la cause du pouvoir soviétique, en
invoquant le fait qu’il n’a pas réussi à se débarrasser de ce qui reste
encore le lourd héritage laissé par le régime tsariste et capitaliste.
Non, mais à notre époque, sous notre régime, nous constatons
l’existence, dans le corps de la classe ouvrière, de crevasses par où la
bourgeoisie pourrait se forcer un passage.
Auparavant, sous le régime bourgeois, la partie consciente de la
classe ouvrière entraînait à sa suite cette masse nombreuse, y compris
les semi-vagabonds. La chute du régime capitaliste devait amener la
libération de la classe ouvrière dans son entier. Les éléments
semi-déclassés rendaient la bourgeoisie et l’Etat capitaliste
responsables de leur situation et considéraient que la révolution devait
apporter un changement à leur condition. Ces gens maintenant sont loin
d’être satisfaits ; leur situation ne s’est pas améliorée ou guère. Ils
commencent à considérer avec hostilité le pouvoir soviétique ainsi que
la partie de la classe ouvrière qui a un emploi dans l’industrie. Ils
deviennent surtout les ennemis des fonctionnaires des soviets, du parti
et des syndicats. On les entend parfois parler des sommets de la classe
ouvrière comme de la "nouvelle noblesse".
Je ne m’étendrai pas ici sur la différenciation que le pouvoir a
introduite au sein de la classe ouvrière, et que j’ai qualifiée plus
haut de "fonctionnelle". La fonction a introduit des modifications dans
l’organe même, c’est-à-dire dans la psychologie de ceux qui sont chargés
des diverses tâches de direction dans l’administration et l’économie
étatiques, et cela à un point tel que, non seulement objectivement mais
subjectivement, physiquement mais aussi moralement, ils ont cessé de
faire partie de cette même classe ouvrière. Ainsi, un directeur d’usine
jouant au "satrape" bien qu’il soit un communiste, n’incarnera pas aux
yeux des ouvriers les meilleures qualités du prolétariat, et cela malgré
son origine prolétarienne, malgré le fait qu’il travaillait peut-être à
l’établi il y a quelques années encore. Molotov peut, aussi souvent
qu’il le voudra, mettre un signe d’égalité entre la dictature du
prolétariat et notre Etat avec ses déformations bureaucratiques et, qui
plus est, avec ses brutes de Smolensk, ses escrocs de Tachkent et ses
aventuriers d’Artemovka. Ce faisant il ne réussit qu’à discréditer la
dictature du prolétariat sans désarmer le légitime mécontentement des
ouvriers.
Si nous passons au parti lui-même, à la bigarrure que nous trouvons
déjà dans la classe ouvrière, il convient d’ajouter la coloration que
lui donnent les transfuges des autres classes. La structure sociale du
parti est bien plus hétérogène que celle de la classe ouvrière. Il en a
toujours été ainsi, naturellement avec cette différence que lorsque le
parti avait une vie idéologique intense, il fondait cet amalgame social
en un seul alliage grâce à la lutte d’une classe révolutionnaire en
action.
Mais le pouvoir est une cause, aussi bien dans la classe ouvrière que
dans le parti, de la même différenciation révélant les coutures qui
existent entre les différentes couches sociales.
La bureaucratie des soviets et du parti constitue un phénomène d’un
nouvel ordre. Il ne s’agit pas de faits isolés ou passagers, de lacunes
individuelles, de défaillances dans la conduite de tel ou tel camarade,
mais plutôt d’une nouvelle catégorie sociologique, à laquelle il
faudrait consacrer tout un traité.
Au sujet du projet de programme de l’Internationale communiste , j’écrivais entre autres choses à Léon Davidovitch (Trotsky) :
"En ce qui concerne le chapitre IV (la période de transition). La
façon dont est formulé le rôle des partis communistes dans la période de
la dictature du prolétariat est tout à fait inconsistante. Il est
probable que le brouillard dans lequel on noie la question du rôle du
parti envers la classe ouvrière et l’Etat n’est pas un effet du hasard.
On le voit bien dans la manière dont est posée l’antithèse démocratie
prolétarienne-démocratie bourgeoise, sans qu’un seul mot vienne
expliquer ce que le parti doit faire pour réaliser, concrètement cette
démocratie prolétarienne. "Attirer les masses et les faire participer à
la construction ", "rééduquer sa propre nature" (Boukharine se plaît à
développer ce dernier point, entre autres, spécialement sous l’angle de
la révolution culturelle) : ce sont des affirmations vraies du point de
vue de l’histoire et connues depuis des lustres, mais qui se réduisent à
des lieux communs si l’on n’y introduit pas l’expérience accumulée au
cours de dix années de dictature du prolétariat en URSS. C’est ici que
se pose avec toute son acuité la question des méthodes de direction,
dont le rôle est tellement énorme.
Mais nos dirigeants n’aiment pas en parler, de peur qu’il ne devienne
évident qu’eux-mêmes sont encore loin d’avoir "rééduqué leur propre
nature".
Si j’avais eu à écrire un projet de programme pour l’Internationale
communiste, j’aurais consacré beaucoup de place, dans ce chapitre (la
période de transition), à la théorie de Lénine sur l’Etat pendant la
dictature du prolétariat et au rôle du parti et de sa direction dans la
création d’une démocratie prolétarienne, telle qu’elle devrait être au
lieu de cette bureaucratie des soviets et du parti que nous avons
actuellement.
Le camarade Préobrajenski a promis de consacrer un chapitre spécial,
dans son livre Les conquêtes de la dictature du prolétariat en l’an XI
de la révolution, à la bureaucratie soviétique. J’espère qu’il
n’oubliera pas la bureaucratie du parti, qui joue un rôle bien plus
grand dans l’Etat soviétique que sa soeur des soviets. Je lui ai exprimé
l’espoir qu’il étudiera ce phénomène sociologique spécifique sous tous
ses aspects. Il n’y a pas de brochure communiste qui, relatant la
trahison de la social-démocratie allemande du 4 août 1914, n’indique en
même temps quel rôle fatal les sommets bureaucratiques du parti et des
syndicats ont joué dans l’histoire de la chute de ce parti. Mais très
peu a été dit, et encore en termes très généraux, sur le rôle joué par
notre bureaucratie des soviets et du parti, dans la décomposition du
parti et de l’Etat soviétique. C’est un phénomène sociologique de la
plus haute importance qui ne peut, cependant, être compris et saisi dans
toute sa portée que si l’on examine quelles conséquences il a eues dans
le changement d’idéologie du parti et de la classe ouvrière.
Vous demandez ce qu’il est advenu de l’esprit militant du parti et de
notre prolétariat ? Où a disparu leur initiative révolutionnaire ? Où
sont passés leur intérêt pour les idées, leur vaillance révolutionnaire,
leur fierté plébéienne ? Vous vous étonnez qu’il y ait tant d’apathie,
de bassesse, de pusillanimité, de carriérisme et tant d’autres choses
que je pourrais ajouter moi-même. Comment se fait-il que des gens qui
ont un riche passé de révolutionnaires, dont l’honnêteté personnelle ne
fait aucun doute, qui ont donné maintes preuves de leur abnégation en
tant que révolutionnaires, se soient transformés en de pitoyables
bureaucrates ? D’où vient cette ambiance de servilité abjecte à la
Smerdiakov dont parle Trotsky dans sa lettre sur les déclarations de
Krestinski et d’Antonov-Ovseenko ?
Mais si l’on peut s’attendre à ce que des transfuges de la
bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, des intellectuels et, d’une
façon générale, des gens habitués à faire "cavalier seul", glissent du
point de vue des idées et de la moralité, comment expliquer que le même
phénomène s’applique à la classe ouvrière ? Beaucoup de camarades ont
noté le fait de sa passivité et ne peuvent dissimuler leur déception.
Il est vrai que d’autres camarades ont vu en une certaine campagne
menée pour la collecte du blé , des symptômes d’une robuste santé
révolutionnaire et la preuve que les réflexes de classe sont encore
vivants dans le parti. Tout à fait récemment, le camarade Ichtchenko
m’écrivait (ou plutôt, a écrit dans des thèses qu’il doit avoir envoyées
à d’autres camarades aussi) que la collecte du blé et l’autocritique
sont dues à la résistance de la fraction prolétarienne de la direction
et du parti. Malheureusement, je dois dire que ce n’est pas exact. Ces
deux faits résultent d’une combinaison manigancée dans les hautes
sphères et ne doivent rien à la pression de la critique des ouvriers :
c’est pour des raisons ayant un caractère politique et parfois même
tendancieux ou, devrais-je dire, fractionnel, qu’une partie des sommets
dirigeants s’est engagée dans cette ligne. Il n’y a qu’une seule
pression prolétarienne dont on puisse parler : celle dirigée par
l’Opposition. Mais, on doit le dire clairement, cette pression n’a pas
été suffisante pour ne serait-ce que maintenir l’Opposition à
l’intérieur du parti et a fortiori pour changer la politique de ce
dernier. Je suis d’accord avec Léon Davidovitch (Trotsky) qui a montré,
par une série d’exemples irréfutables, le rôle révolutionnaire véritable
et positif que certains mouvements révolutionnaires ont joué par leur
défaite : la Commune de Paris, l’insurrection de décembre 1905 à Moscou.
La première assura le maintien de sa forme républicaine au gouvernement
de la France, la seconde a ouvert la voie à la réforme
constitutionnelle en Russie. Cependant, les effets de ces défaites
conquérantes sont de courte durée si une nouvelle vague révolutionnaire
ne vient pas à leur rescousse.
Le fait le plus affligeant est l’absence de réactions de la part du
parti et des masses. Pendant deux ans, une lutte exceptionnellement âpre
s’est poursuivie entre l’Opposition et la majorité des hautes sphères
du parti et, ces huit derniers mois, des événements se sont déroulés qui
auraient dû ouvrir les yeux aux plus aveugles. Cela sans que, durant
tout ce temps, la masse du parti n’intervienne et le fasse sentir.
Aussi, compréhensible est le pessimisme de certains camarades, celui-là même que je sens percer à travers vos questions.
Babeuf, regardant tout autour de lui après sa sortie de la prison de
l’Abbaye, commença à se demander ce qu’étaient devenus ce peuple de
Paris, ces ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau qui, le
14 juillet 1789, avaient pris la Bastille, le 10 août 1792 les
Tuileries, assiégé la Convention le 30 mai 1793, sans parler de leurs
nombreuses autres interventions armées. Il résuma ses observations en
une phrase dans laquelle on sent l’amertume du révolutionnaire : "Il est
plus difficile de rééduquer le peuple dans l’amour de la Liberté que de
la conquérir".
Nous avons vu pourquoi le peuple de Paris se déprit de la Liberté. La
famine, le chômage, la liquidation des cadres révolutionnaires (nombre
de leurs dirigeants avaient été guillotinés), l’élimination des masses
de la direction du pays, tout cela entraîna une si grande lassitude
morale et physique des masses que le peuple de Paris et du reste de la
France eut besoin de trente-sept années de répit avant de commencer une
nouvelle révolution.
Babeuf formula son programme en deux mots (je parle ici de son programme de 1794) : "La Liberté et une Commune élue".
Je dois ici faire un aveu : je ne me suis jamais laissé bercer par
l’illusion qu’il suffisait aux leaders de l’Opposition d’apparaître dans
les meetings du parti et dans les réunions ouvrières pour faire passer
les masses du côté de l’Opposition. J’ai toujours considéré de tels
espoirs, caressés par les dirigeants de Léningrad (Zinoviev et autres),
comme une certaine survivance de la période où ils prenaient les
ovations et les applaudissements officiels pour l’expression du
véritable sentiment des masses en les attribuant à ce qu’ils imaginaient
être leur popularité.
J’irai même plus loin : c’est cela qui explique pour moi le brusque revirement de leur conduite auquel nous venons d’assister.
Ils étaient passés à l’opposition dans l’espoir de prendre rapidement
le pouvoir. C’est dans ce but qu’ils s’étaient unis à l’opposition de
1923 . Quand quelqu’un du "groupe sans leaders " reprocha à Zinoviev et
Kamenev d’avoir laissé tomber leur allié Trotsky, Kamenev répondit :
"Nous avions besoin de Trotsky pour gouverner. Pour rentrer dans le
parti, il est un poids mort".
Cependant, il aurait fallu toujours poser comme prémisse que l’oeuvre
d’éducation du parti et de la classe ouvrière est une tâche longue et
difficile, qu’elle l’est d’autant plus que les esprits doivent être tout
d’abord nettoyés de toutes les impuretés introduites en eux par ce que
sont réellement nos soviets et notre parti et par la bureaucratie de ces
institutions.
On ne doit pas perdre de vue que la majorité des membres du parti
(sans parler de ceux de la jeunesse communiste) a la conception la plus
erronée des tâches, des fonctions et de la structure du parti, à savoir
la conception que la bureaucratie leur enseigne par son exemple, sa
façon d’agir et ses formules stéréotypées. Les ouvriers qui rejoignirent
le parti après la guerre civile, dans leur écrasante majorité après
1923 (la promotion Lénine), n’ont aucune idée de ce qu’était autrefois
le régime du parti. La majorité de ces ouvriers est dépourvue de cette
éducation révolutionnaire de classe que l’on acquiert pendant la lutte,
dans la vie, dans l’action consciente. Dans le temps, cette conscience
de classe s’obtenait dans la lutte contre le capitalisme, aujourd’hui,
elle doit se former en participant à la construction du socialisme.
Mais, notre bureaucratie ayant réduit cette participation à une phrase
creuse, les ouvriers n’ont nulle part où ils pourraient acquérir une
telle conscience. J’exclus, bien entendu, comme un moyen anormal
d’éduquer la classe le fait que notre bureaucratie, en abaissant les
salaires réels, en aggravant les conditions de travail, en favorisant le
développement du chômage, pousse les ouvriers à la lutte de classe et à
se former une conscience de classe, mais sur une base alors hostile à
l’Etat socialiste.
Selon la conception de Lénine et de nous tous, la tâche de la
direction du parti consistait précisément à préserver le parti comme la
classe ouvrière de l’influence corruptrice des privilèges, passe-droit
et faveurs inhérents au pouvoir en raison de son contact avec les débris
de l’ancienne noblesse et de la petite bourgeoisie ; à les prémunir
contre l’influence néfaste de la NEP, contre la tentation de l’idéologie
et de la morale bourgeoises.
Nous avions l’espoir que, en même temps, la direction du parti
saurait créer un nouvel appareil, véritablement ouvrier et paysan, de
nouveaux syndicats, vraiment prolétariens, une nouvelle morale de la vie
quotidienne.
Il faut le reconnaître franchement, clairement et à haute voix :
l’appareil du parti n’a pas accompli cette tâche qui était la sienne. Il
a montré l’incompétence la plus complète dans cette double tâche de
préservation et d’éducation, il a échoué et fait banqueroute.
Nous étions convaincus depuis longtemps - et les huit derniers mois
auraient dû le prouver à chacun - que la direction du parti s’avançait
sur le plus périlleux des chemins. Et elle continue à suivre cette
route.
Les reproches que nous lui adressons ne concernent, pour ainsi dire,
pas l’aspect quantitatif de son travail, mais son côté qualitatif. Ce
point doit être souligné, sinon l’on va à nouveau nous submerger de
chiffres sur les succès innombrables et intégraux obtenus par les
appareils du parti et des soviets.
Il est grand temps de mettre fin à ce charlatanisme statistique.
Ouvrez les comptes rendus du XVème congrès du parti . Lisez le
rapport de Kossior sur l’activité organisationnelle. Qu’y trouvez-vous ?
Je le cite littéralement : "Le plus prodigieux développement de la
démocratie dans le parti", "L’activité organisationnelle du parti s’est
accrue de façon colossale ".
Et puis, bien entendu, pour renforcer tout cela : des chiffres, des
chiffres et encore des chiffres. Et l’on nous dit cela alors qu’il y a
dans les dossiers du Comité central des documents apportant la preuve de
la pire corruption des appareils du parti et des soviets, de
l’étouffement de tout contrôle des masses, de l’oppression la plus
horrible, des persécutions, d’une terreur jouant avec la vie et
l’existence des membres du parti et des ouvriers.
Voici comment la Pravda du 11 avril caractérise notre bureaucratie :
"Un milieu de fonctionnaires hostiles, Paresseux, incompétents et pleins
de morgue se trouve en mesure de chasser les meilleurs inventeurs
soviétiques au delà des frontières de l’URSS, à moins qu’une bonne fois
pour toutes un grand coup ne soit frappé contre ces éléments, de toute
notre force, avec toute notre détermination et de manière impitoyable".
Connaissant notre bureaucratie, je ne serais cependant pas surpris
d’entendre ou de lire à nouveau des discours sur "le développement
prodigieux" et "colossal" de l’activité des masses du parti, du travail
organisationnel du Comité central pour implanter la démocratie.
Je suis persuadé que la bureaucratie du parti et des soviets existant
actuellement va continuer avec le même succès à cultiver autour d’elle
des abcès purulents, malgré les bruyants procès de ces derniers mois.
Cette bureaucratie ne changera pas par le fait qu’on la soumettra à une
épuration. Je ne nie pas, bien entendu, l’utilité relative et l’absolue
nécessité d’une telle épuration. Je désire simplement souligner le fait
qu’il s’agit non pas uniquement de changer de personnel, mais de changer
de méthodes.
A mon avis, la première condition pour rendre la direction de notre
parti capable d’exercer un rôle éducatif, c’est de réduire la taille et
les fonctions de cette direction. Les trois quarts de l’appareil
devraient être licenciés et les tâches du quart restant devraient avoir
des limites strictement déterminées. Cela devrait s’appliquer également
aux tâches, aux fonctions et aux droits des organismes centraux. Les
membres du parti doivent recouvrer leurs droits qui ont été foulés aux
pieds et recevoir de solides garanties contre l’arbitraire auquel les
cercles dirigeants nous ont accoutumés.
On peine à imaginer ce qui se passe dans les couches inférieures de
l’appareil du parti. C’est spécialement dans la lutte contre
l’Opposition que s’est manifestée l’indigence idéologique de ces cadres,
ainsi que l’influence corruptrice qu’ils exercent sur la base ouvrière
du parti. Si, au sommet, il existait encore une certaine ligne
idéologique (bien qu’elle soit erronée, faite de sophismes et mêlée, il
est vrai, à une forte dose de mauvaise foi), à l’échelon inférieur cette
fois, on a surtout eu recours aux arguments de la plus effrénée des
démagogies contre l’opposition. Les agents du parti n’ont pas hésité à
user de l’antisémitisme, de la xénophobie, de la haine des
intellectuels, etc.
Je suis persuadé que toute réforme du parti qui s’appuie sur la bureaucratie n’est qu’utopie.
Résumons-nous : tout en notant, comme vous, l’absence d’esprit
militant révolutionnaire à la base du parti, je ne vois rien de
surprenant à ce phénomène. Il résulte de tous les changements qui ont eu
lieu dans le parti et dans la composition même de la classe ouvrière.
Il convient de rééduquer les masses travailleuses et les masses du parti
dans le cadre du parti et des syndicats. Ce processus est en soi long
et difficile, mais il est inévitable et il a déjà commencé. La lutte de
l’Opposition, l’exclusion de centaines et de centaines de camarades, les
emprisonnements, les déportations, bien que n’ayant pas encore fait
beaucoup pour l’éducation communiste de notre parti, ont, en tout cas,
eu plus d’effets en ce sens que n’en a eu tout l’appareil pris ensemble.
En fait, les deux facteurs ne peuvent même pas être comparés :
l’appareil a gaspillé le capital du parti légué par Lénine, d’une façon
non seulement inutile mais nuisible. Il a démoli tandis que l’Opposition
construisait.
Jusqu’ici, j’ai raisonné en faisant "abstraction" des faits de notre
vie économique et politique qui ont été soumis à l’analyse dans la
Plate-forme de l’Opposition. Je l’ai fait délibérément, car tout mon
propos était de souligner les changements intervenus dans la composition
et la psychologie du prolétariat et du parti, en rapport avec la prise
du pouvoir lui-même. Cela a peut-être donné un caractère unilatéral à
mon exposé. Mais sans procéder à cette analyse préliminaire, il est
difficile de comprendre l’origine des erreurs économiques et politiques
fatales commises par notre direction en ce qui concerne tant les paysans
que les ouvriers ou les problèmes de l’industrialisation, du régime
intérieur du parti et, finalement, de la gestion de l’Etat.
Salutations communistes,
Kh. Rakovsky
Astrakhan, le 6 août 1928.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire